S'il est difficile à la plupart des hommes de seulement « gagner leur vie » comme si elle se réduisait au simple effort de conservation, il est autrement exigeant et plus rare de veiller à accomplir sa vie : ce qui constitue cependant, non la nécessité de vivre mais la destination essentielle de l'existence, le soin de cet avènement unique pour chacun, mais aussi provisoire et irréversible. La vie bonne, le modèle de l'homme juste et bon, l'harmonisation intérieure de la belle et bonne vie, chère à la sagesse grecque, semblent en effet désormais rejetés dans les limbes de la nostalgie, de l'utopie, voire de l'angélisme. 

[...] Comment concevoir alors la possibilité de la vie en vérité ? Étrange expression dont la maxime semble pétrie d'idéalisme, voire nimbée de quelque mysticisme. Comment en effet encore convoquer l'idée de vérité dans un monde qui accroît et renouvelle indéfiniment les savoirs et substitue leur instrumentalisation à la méditation sur leurs fondations et leurs enjeux ? 

[...] Comment l'idée de vérité peut-elle subsister quand la maxime du « savoir-pouvoir » étouffe et invalide non seulement celle du « pouvoir-savoir » - qui correspond au désir et au souci de la pensée libre -, mais plus radicalement celle du « savoir-vivre » ou de l'art de vivre, et qui présupposent la reprise intérieure et partagée de la vie elle-même sur elle-même ? 

Michel Magnant