COUP DE COEUR

Que faites-vous de vos morts ?

CALLE Sophie
Livre
Ado,Adulte
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La critique

Que faites-vous de vos morts? 

C’est cette question pour le moins frontale que Sophie Calle, artiste plasticienne et figure française incontournable de l’art contemporain, posait aux visiteurs de son exposition « Beau doublé M. le marquis » qui s’ouvrait au musée de la Chasse et de la Nature de Paris à l’automne 2017.

A priori venus pour tout autre chose, les visiteurs ainsi interpellés pouvaient alors, s’ils le souhaitaient, déposer à chaud leur ressenti dans les différents livres d’or mis à leur disposition, en convoquant un deuil, récent ou plus éloigné, pour en dire quelques mots… Désormais capturés pour la postérité sous leur forme scripturale dans ce bel ouvrage toilé, et illustrés par de nombreuses photographies prises par l’artiste dans différents cimetières à travers le monde, ces propos constituent évidemment une démarche artistique à part entière, mais ils interrogent également profondément notre humanité…

Ainsi, que faisons-nous de ces vivants qui n’en sont plus ? Que faisons-nous du deuil dans une société de plus en plus dépourvue de rites ? Où place-t-on la perte dans un monde d’ultra-consommation ? Et plus prosaïquement encore, supprime-t-on le numéro d’un défunt de son répertoire téléphonique ? De ses réseaux sociaux ? Allume-t-on des bougies ? Que veulent dire les fleurs déposées sur une tombe ? Mais surtout, qu’est-ce que « faire son deuil » finalement ? Oublier, ou continuer de faire vivre ? 

Les réponses rassemblées dans ces pages sont souvent empreintes d’émotion brute, d’infinie tristesse, de regrets, et même aussi, et plus souvent que nous n’aurions pu le penser, d’un humour que l’on espère cathartique. Mais elles sont aussi parfois aussi absurdes et subjectives que peut l’être la douleur : « Je les empaille », « Je voudrais les manger », « Je les déçois », « Des confetti », « Ils n’existent plus. Ils étaient morts quand ils étaient vivants », « Je n’en ai pas, je ne pense qu’à ma mort »... Et à travers ces réponses déconcertantes, c’est un autre territoire qui s’ouvre à nous : celui de la parole qui s’élève face au tabou. Celui où l’injonction à la  tristesse et à la consolation s’efface pour accueillir cet autre versant, celui du deuil révolté et malsonnant, pourtant tout aussi légitime, et tout aussi authentique.

Et voilà bien ce que révèle ce livre-objet d’art : que notre deuil concerne une mère ou un père, un enfant ou un ami, un être aimé ou détesté, il est toujours un élément en résonance avec notre propre existence, qui dialogue avec elle, la sonde et la triture, et permet, parfois pour longtemps, parfois pour un court instant seulement, d’en révéler la nature dans ce qu’elle a de plus viscéral.

« Le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants » écrivait Jean Cocteau. Alors, que faisons-nous de nos morts ? Nous faisons seulement du mieux que nous pouvons, et ce n’est déjà pas si mal…


Par: Sandra Hastir, Coordinatrice de l'Association des Soins palliatifs en Province de Namur
Les propos repris ci-dessus n'engagent la responsabilité que de l'auteur de cette critique.

Extrait

J’aurais aimé passer ma mort au cimetière du Montparnasse. Seulement, voilà, les défunts en instance ne peuvent plus rêver d’y élire domicile. Pour ce type d’opération immobilière, il faut d’abord mourir. Difficile, dans ces conditions, d’ébaucher des projets d’aménagement. J’ai donc fait l’acquisition d’une concession dans celui de Bolinas, en Californie. Là, précisément, où j’ai pris mes premières photographies. Durant la transaction, parce que je demeure en France, et qu’il y a une sérieuse probabilité pour que j’y décède, je me suis inquiétée de l’acheminement de mes restes. Le responsable du cimetière m’a immédiatement rassurée : le corps, par colis postal ; les cendres, par FedEx. Ce détail ainsi balayé, je suis devenue propriétaire du lot 74 de la section T, à 8.949 kilomètres de Montparnasse. 


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